Tu es dans la cuisine. Peut-être es-tu en train de cuisiner. Ou peut-être as-tu la main posée contre la bouilloire, une infusion à venir. Du citron, du gingembre. Ou peut-être es-tu dans le salon, un livre à la main. Ou bien ce livre est posé sur une table basse. C’est un téléphone qui occupe tes mains. Tu y navigues avec le vent, d’un réseau social aux informations d’un monde dans la tempête. Tu es là. Heureuse. Tu n’es pas seule. Tu entends une conversation dans l’appartement. Surnaturelle. Papa tu m’aides à réviser s’il te plaît. Ta vie est devenue surnaturelle. Tu ne t’es pas accoutumée. Dans quel monde un enfant n’a-t-il pas peur de son père? Dans quel monde cette phrase existe-t-elle? Dans quel monde ces deux syllabes qui se répètent pa-pa portent-elles de la joie? Tu n’en reviens pas. Tu ne comprends pas. Tu n’arrives pas à comprendre cette phrase car tu ne l’as jamais prononcée. Il y a certains agencements de mots entre eux qu’il faut avoir vécus pour pouvoir en saisir la portée intime. Dans la cuisine ou avec ton livre ou avec ton téléphone tu sens instantanément un frisson parasite. Comment est-ce possible. Tu n’arrives pas à t’habituer. Ces mots ne fonctionnent pas entre eux. Ça n’existe pas, c’est impossible. Il n’y a pour toi que de la peur, que des douleurs sous ces mots ainsi agencés. Papa tu m’aides à réviser s’il te plaît. Tu penses aux années écoulées. Aux ponts et à l’eau coulée dessous. Au temps qui efface peu finalement. Toujours ce même sursaut, un fragment de temps, infime mais intensément présent quand tu entends ce mot. Papa. Il ne vaut rien ce mot. Deux lettres des plus banales. Une consonne douce, tu n’y vois que deux poings. Une voyelle d’amour, pour toi arme. Tout reste quelque part, pour toi dans ce fragment infime, du temps ancien qui revient, vague après vague sur le sable et pourtant un mot subsiste malgré tout ce qui passe s’écoule et s’éteint. Trace.